Histoire de la Shoah 4 partie
Les responsabilités
Pendant longtemps les historiens occidentaux ont attribué la responsabilité des crimes nazis au petit groupe des dirigeants du Reich. Dans les années 1950, seule l'historiographie marxiste posait la question de la responsabilité du peuple allemand dans la mise en œuvre de la violence nazie. Elle pointait du doigt le rôle de l'aristocratie de la bourgeoisie et de l'appareil industriel, mais n'étendait pas les responsabilités au-delà de ce cercle.
À partir des années 1960, l'école historique « fonctionnaliste », majoritairement allemande, montre que les questions soulevées par l'origine de la Shoah sont très complexes. Un autre courant historiographique, nommé intentionnaliste, leur reprochera de diluer ce faisant les responsabilités dans l'organisation et la mise en œuvre de la Shoah. Selon les fonctionnalistes, donc, le génocide est le résultat d'un processus décisionnel et organisationnel étalé dans le temps, entre l'été 1941 et l'automne 1942, dans lequel Hitler s'est contenté de donner de vagues directives. Leurs travaux montrent qu'un grand nombre d'acteurs ont pris part à la Shoah, et ils ont renouvelé la recherche en suscitant de nouvelles études.
Ian Kershaw explique dans son livre, Hitler, que le Führer a toujours été au centre des décisions, même s'il ne donnait pas tous les ordres lui-même. Göte Aly décrit la marche au génocide des années 1939-1941. Ils montrent que non seulement les SS, mais aussi les Gauleiter ou encore les experts de Berlin, ont joué un rôle dans le déplacement et le massacre des populations juives. D'autres historiens pointent les initiatives locales comme celles qui furent prises en Pologne en 1941. Elles permettent de mieux comprendre l'importance de « l'expérimentation » des méthodes d'assassinat sur le terrain. Par contre, elles ont le défaut de faire croire que les hauts dirigeants du, IIIe Reich comme Himmler, Heydrich et Hitler n'auraient pas été indispensables au processus du génocide.
Cependant, il ne faut pas oublier qu'Hitler est maître d'un bout à l'autre du processus. Il suggère plus qu'il ne dicte mais cela fait partie de ses méthodes. Saul Friedländer insiste sur ce point. Il raconte que quand l'Allemagne envahit l'URSS, Goebbels et Heydrich se demandent si les Juifs russes doivent porter l'étoile jaune. Ils vont voir Göring : « Trop important, allons en parler à Hitler. » Il reçoit tous les chiffres sur le nombre de juifs assassinés. Après Stalingrad, il insiste auprès de Goebbels pour revenir à la centralité de la question juive. De plus l'intention de tuer est présente dès le début de la guerre. Même les projets de déportation dans la région de Lublin, à Madagascar ou en Sibérie auraient eu comme conséquences la mort de millions de Juifs. Enfin la mise en œuvre de la Shoah se caractérise par des échanges nombreux entre Berlin et les responsables locaux. La somme des initiatives locales n'aurait pas abouti à la Shoah sans coordination au sommet d'hommes comme Göring, Himmler, Heydrich et bien sûr Hitler.
Traques, procès et fuites des responsables de l'extermination
Le corps de Himmler, qui se suicide à sa capture par les Britanniques, 23 mai 1945.
Le suicide d’Hitler le 30 avril 1945 et celui de Himmler le 23 mai ont privé le tribunal de Nuremberg de la comparution des deux principaux responsables de l'Holocauste. Nombre de criminels de tout rang ont aussi échappé à la justice en se donnant la mort, à l'image le 1er mai de Goebbels, instigateur de la propagande antisémite, de la nuit de Cristal et de la déportation des Juifs de son fief de Berlin. Se sont aussi tués en 1945 le haut chef SS Odilo Globocnik, ou encore l'organisateur des déportations de France et de plusieurs autres pays Theodor Dannecker.
D'autres maître-d’œuvre de premier plan ont été abattus pendant la guerre par des résistants, ainsi Heydrich à Prague en mai 1942. Dans les Balkans, des partisans ont aussi tué l'ancien commandant de Belzec Christian Wirth. D'autres ont littéralement disparu dans la tourmente. Martin Bormann périt par exemple probablement le 1er mai 1945 au cours de la bataille de Berlin, de même que le chef de la Gestapo pour le territoire allemand Hermann Müller.
Les Alliés avaient prévenu dès 1941-1942 que les criminels de guerre seraient poursuivis et punis. Dès 1943-1944, à mesure de la libération de l'URSS, les Soviétiques lancèrent des enquêtes approfondies. Ils jugèrent et condamnèrent des Allemands responsables de massacres et nombre de leurs complices locaux. Les épurations menées dans les différents pays libérés ont permis de juger une partie des responsables de la Solution finale, même si la spécificité et l’ampleur de celle-ci restaient encore floues pour les contemporains, et même si la déportation des Juifs ne constitua pas un problème central pour l’accusation ni pour l’opinion.
Certains criminels ayant sévi sur plusieurs pays furent cependant jugés par un État en particulier. Les Slovaques se chargèrent par exemple de condamner à mort Dieter Wisliceny, l’un des bras droits d'Eichmann.
Les 16 principaux dirigeants nazis jugés au procès de Nuremberg ont du répondre notamment des chefs de génocide et de crime contre l'humanité. La Shoah a été amplement évoquée par les juges, les victimes et les bourreaux cités à témoin, dont le commandant d'Auschwitz Rudolf Höß, le responsable d'unités mobile de tuerie Otto Ohlendorf ou le général SS Erich von dem Bach-Zelewski. Elle n'occupa pas non plus une place centrale, et aucun Juif ne fut par exemple cité comme témoin. Une série d'autres procès, toujours à Nuremberg, visa entre 1946 et 1951 les chefs des Einsatzgruppen, des industriels responsables de l'exploitation de main-d'œuvre concentrationnaire, ou des médecins nazis criminels.
Un déporté identifie un garde SS lors de la libération d’un camp de concentration
Les tribunaux militaires alliés jugèrent aussi plusieurs dizaines de gardes et certains commandants des camps de concentration, au cours de procès comme ceux de Dachau, Buchenwald ou Ravensbrück Les tribunaux militaires alliés jugèrent aussi plusieurs dizaines de gardes et certains commandants des camps de concentration, au cours de procès comme ceux de Dachau, Buchenwald ou Ravensbrück.
Le premier et principal commandant d'Auschwitz, Rudolf Höß, jugé par les Polonais, fut exécuté en 1947 sur le lieu de ses crimes. Son successeur moins extrémiste, Arthur Liebehenschel, connut le même sort. Le troisième et dernier commandant, Richard Baer, ne fut retrouvé que tardivement, et mourut en prison en 1963 avant son procès. Dans les années 1960, l'Allemagne de l'Ouest jugea à son tour, en trois procès tenus à Francfort, plusieurs anciens gardiens du plus important lieu du génocide. Mais sur 7 000 gardes SS passés par Auschwitz, seuls 10 % ont été retrouvés et jugés.
Des criminels nazis en fuite seront traqués et retrouvés. L'ancien commandant de Treblinka, Franz Stangl, fut ainsi extradé du Brésil et mourut en prison à Düsseldorf en 1971. Adolf Eichmann, organisateur des déportations, fut enlevé par le Mossad en Argentine et jugé à Jérusalem par la cour suprême de l'État d'Israël. Son procès retentissant en 1961 marqua le début du réveil de la mémoire de la Shoah. Pour la première fois de l'Histoire, par ailleurs, il était rendu compte devant un tribunal juif de « crimes contre le peuple juif ».
Parfaitement régulier (Israël alla jusqu'à payer les frais de l'avocat allemand d'Eichmann, après lui avoir permis de s'inscrire exceptionnellement au barreau de l'État hébreu), le procès fut marqué par la présentation d'abondants documents accablants et le témoignage de nombreux survivants. Condamné à mort et pendu en 1962, Eichmann apparut comme un homme terne et ordinaire, incapable du moindre regret ni de la moindre réflexion morale sur ses actes. Il se présenta comme un bureaucrate méticuleux et consciencieux, préoccupé uniquement de l'aspect technique de sa tâche. Son attitude inspira à Hannah Arendt des réflexions célèbres sur la banalité du mal.
Nombre d'exécutants de la Shoah ne furent jamais inquiétés, et firent de prospères carrières administratives, politiques ou économiques en RFA et en RDA. Ou bien, ils virent les poursuites à leur encontre abandonnées avec le temps, à moins de s'en tirer avec des peines légères et tardives. Bien d'autres sont morts libres après s'être réfugiés en Amérique latine (tels Josef Mengele, le « médecin de la mort » d'Auschwitz) ou dans le monde arabe, par exemple Alois Brunner. Des filières liées à des personnalités du Vatican aidèrent certains criminels de masse à s'enfuir, tels le sanguinaire dictateur croate Ante Pavelić, tandis qu'avec la guerre froide, Soviétiques et Américains ralentirent les poursuites et recyclèrent nombre d'anciens nazis en Europe ou dans leurs services secrets.
Klaus Barbie, un des principaux chefs de la Gestapo lyonnaise, entra ainsi au service de la CIA et put se réfugier en Bolivie ; enfin extradé en 1983, il fut jugé à Lyon en 1987 et condamné à perpétuité pour crimes contre l'humanité, en particulier pour la rafle des 44 enfants orphelins d'Izieu. L’imprescriptibilité des crimes contre l’Humanité (intégrée par exemple dans le droit français en 1964), le réveil de la mémoire de la Shoah et l’action tenace de « chasseurs de nazis » tels que Simon Wiesenthal ou encore Serge Klarsfeld ont permis dans les années 1980-1990 la tenue d’une nouvelle série de procès.
En particulier, René Bousquet, ancien chef de la police du gouvernement de Vichy et responsable de la majorité des déportations de France, fut abattu par un déséquilibré en 1993 à la veille d’être jugé. Son adjoint Jean Leguay était décédé avant procès. Le milicien Paul Touvier en 1994 et l’ancien haut fonctionnaire Maurice Papon en 1998 furent les premiers Français spécifiquement condamnés pour complicités de crimes contre l’humanité.
Attitude du monde extérieur
« Comment tout un peuple en voie d’être exterminé a-t-il pu subir pareil destin ? Comment le monde entier a-t-il pu laisser s’accomplir pareille monstruosité sans tenter d’intervenir pour l’arrêter ou au moins pour la freiner ? Comment l’Europe chrétienne a-t-elle pu laisser périr le peuple d’Israël quand elle n’a pas contribué elle-même à leur massacre ? ». L'historien et ancien résistant catholique François Bédarida résumait en ces termes les questions angoissantes posées à l'humanité par la Shoah.
De manière générale, « sauf dans l’esprit d’une poignée de dirigeants nazis, les Juifs n’avaient pas été l’enjeu de la Seconde Guerre mondiale » (Tony Judt).
L'avant-guerre : frontières fermées et réfugiés refoulés
Dans les années 1930, la plupart des pays occidentaux ont fermé leurs frontières aux victimes des persécutions antisémites en Allemagne et en Europe centrale. De 1939 à 1940, bien des Juifs autrichiens et allemands réfugiés ont même été internés comme « ressortissants ennemis » par la Grande-Bretagne et la France.
De peur que le monde arabe et ses ressources pétrolifères ne basculent du côté du, IIIe Reich, les Britanniques ferment la Palestine à l'émigration juive, et renouvellent sa limitation drastique par le Livre Blanc de 1939, pour la maintenir sans discontinuer pendant la guerre et jusqu'en 1948. En 1939, un navire chargé de réfugiés parti d'Europe, le Saint-Louis, est refoulé par les États-Unis et plusieurs États de l'aire caraïbe avant de devoir repartir pour les Pays-Bas. Les passagers y seront surpris par l'invasion allemande de mai 1940 et les trois quarts d'entre eux exterminés.
La conférence d'Évian sur les réfugiés, tenue du 6 au 15 juillet 1938, a constitué la démonstration publique la plus lamentable du refus général d'accueillir les Juifs. L'URSS, l'Italie fasciste et la Tchécoslovaquie n'ont même pas daigné envoyer un représentant. Les observateurs délégués par la Hongrie, la Pologne ou la Roumanie veulent juste savoir si l'on pourrait les aider à se débarrasser de leurs propres Juifs. Les autres pays ne veulent pas accueillir plus de réfugiés.
C'est l'époque où le Canada explique qu'aucun réfugié ne serait encore trop (« none is too many »), où les États-Unis et l'Amérique latine pas encore remis de la Grande Dépression restreignent encore plus les entrées. La Suisse, jugeant par la bouche d'un conseiller fédéral que « la barque est pleine » (« Das Boot ist voll »), négocie avec les nazis pour refouler les réfugiés de son territoire : la Confédération demande elle-même à Berlin, et obtient en octobre 1938, que les passeports des Juifs allemands expulsés soient marqués de la lettre J à l'encre rouge indélébile.
Assuré que l’étranger ne portera aucun secours aux Juifs, Hitler peut renforcer sa politique raciste et, parallèlement au succès de Munich, lancer la nuit de Cristal, puis le génocide lui-même.
Les Alliés et la Solution finale
Des hommes courageux ont bravé toutes les difficultés pour tenter de prévenir les Alliés. Ainsi le résistant chrétien Kurt Gerstein, entré dans la SS pour la combattre de l'intérieur, qui tente d'alerter le monde dès l'été 1942 sur les gazages qu'il a vu en personne à Belzec, et qui se suicide en 1945. Ainsi Jan Karski, délégué à Londres par la résistance polonaise. Depuis la Suisse, le télégramme Riegner du 8 août 1942 informe Londres et Washington de la Solution finale en cours. De façon générale, ces informations n'ont pas ou peu été crues, et n'ont suscité aucune réaction particulière des gouvernements et des opinions des pays alliés. Même des organisations juives ont refusé de croire les chiffres et les descriptions qui leur étaient faites de la machine de mort nazie.
Samuel Zygelbojm, représentant du Bund auprès du gouvernement polonais en exil à Londres, se donne la mort le, 11 mai 1943 : « Par ma mort, je voudrais, pour la dernière fois, protester contre la passivité d’un monde qui assiste à l’extermination du peuple juif et l’admet ».
L'incrédulité pouvait s'expliquer par le souvenir des excès de la propagande et du « bourrage de crâne » sous la Grande Guerre. Au-delà, elle a été encouragée par l'absence de précédent comparable et par le caractère inouï et impensable du crime.
Les informations sur l'extermination des Juifs ont aussi circulé dès 1941 et surtout 1942 à la BBC, dans la presse anglo-saxonne et jusque dans une partie de la presse clandestine des pays occupés. Mais elles se mêlaient sans traitement spécifique à d'autres récits d'atrocités et à l'évocation d'autres enjeux et problèmes.
Les Alliés n'ont pas non plus toujours conscience de la spécificité du sort qui frappait le peuple juif. Ils n'ont dès lors pas voulu donner l'impression qu'ils privilégiaient une catégorie de victime par rapport à une autre. Winston Churchill, dont les services pouvaient déchiffrer les messages codés allemands grâce au système Enigma, savait dès l'été 1941 que les Einsatzgruppen massacraient systématiquement les Juifs soviétiques, mais dans ses discours publics, il dénonça ces horreurs sans jamais mentionner le caractère juif des victimes.
Les Anglo-Saxons, sans parler des Soviétiques, n'ont pas non plus voulu donner l'impression qu'ils faisaient la guerre pour les Juifs, de peur notamment des réactions antisémites d'une partie de leur population. En URSS, l'antisémitisme traditionnel et le regain de nationalisme voire de chauvinisme suscité par la lutte contre l'Allemagne ne laissait guère de place à l'évocation spécifique du sort des Juifs. Aux États-Unis, une poussée d'antisémitisme dans l'opinion (certains taxaient le New Deal de Roosevelt de Jew Deal). Mais de manière plus générale, c'est aussi que l'attention des populations, attachés à survivre ou à gagner la guerre, n'était pas disposée à faire une priorité du sort d'une minorité (1 % de la population de France, 10 % de celle de Pologne). Sauf dans l’esprit d’une poignée de dirigeants nazis, les Juifs n'ont pas été l’enjeu de la Seconde Guerre mondiale.
En décembre 1942, la quasi-totalité des gouvernements alliés font une déclaration commune solennelle contre le massacre des Juifs en Europe, et préviennent les responsables qu'ils seront poursuivis. Moins explicitement, le pape Pie XII dénonce dans son message radio de Noël la mort des innocents qui ont été voués à la mort en raison de leur seule race. Mais en 1943-1944, ces déclarations sont beaucoup plus rares ou inexistantes, alors que l'extermination continue à battre son plein.
D'abord absorbés par la poursuite d'objectifs militaires, les Alliés semblent avoir pensé que la fin rapide de la guerre était la meilleure manière d'arrêter la persécution, sans saisir que le rythme industriel du massacre risquait de ne laisser que peu de Juifs encore en vie à la victoire. En 1944, au plus fort de la déportation des Juifs de Hongrie, Churchill se montre favorable à un bombardement sur les rails et les chambres à gaz d'Auschwitz, mais veut consulter d'abord les Américains : le projet est facilement bloqué à un niveau gouvernemental inférieur, sans même parvenir à Roosevelt. Que le bombardement d'Auschwitz ait pu ou non changer quoi que ce soit au sort des victimes, le fait est que son enjeu moral intrinsèque n'a guère été perçu, ni le silence des Alliés rompu. Dans l'ensemble, la passivité et l'indifférence ont prévalu, sans conscience de la gravité exceptionnelle du crime en cours.
Du 19 au 30 avril 1943, ainsi, la conférence qui se tient aux Bermudes sur l’aide possible aux Juifs d’Europe a lieu loin de tout et de tous, sans qu'aucune organisation juive ne soit représentée, ni les conférenciers aucun pouvoir de décision mais juste de recommandation. Elle s'en tient à des paroles. Le département d'État américain, dirigé par Cordell Hull, se montre d'une passivité particulièrement accablante, alors que les rapports officiels et officieux lui parviennent depuis 1942.
Le ministre Henry Morgenthau, lui-même d'origine juive, n'ose pas intervenir longtemps en faveur des Juifs d'Europe, de peur d’être taxé de partialité. Mais c'est son rapport explosif de janvier 1944 contre l'inaction du département d'État qui fait tardivement réagir Roosevelt : le 22 janvier 1944, le président américain fonde le War Refugee Board (Bureau des réfugiés de guerre), dirigé par John Pehle. En 18 mois, le WRB sauvera des dizaines de milliers de personnes. Son envoyé en Roumanie, Ira Hirschmann, réussit à faire libérer les 48 000 Juifs survivants de Transnistrie et à les faire partir en Turquie. Iver Olsen depuis la Suède fait sauver de nombreux survivants des pays Baltes et dépêche à Budapest Raoul Wallenberg. Il reste permis de se demander combien d'autres personnes auraient pu être sauvées si la prise de conscience et la volonté d'agir avaient été plus précoces.
Les Églises et le Vatican du pape Pie XII
Les chrétiens ont été l'un des plus importants groupes à fournir des Juste parmi les nations. Mais sur le plan institutionnel, l'attitude des Églises d'Europe face à la Shoah a été contrastée en fonction des pays, des hommes et des dignitaires.
Des Églises nationales ont fermement protesté en tant que telles contre la persécution des Juifs : ainsi l'Église d'État luthérienne en Norvège, dont les évêques démissionnent collectivement en 1942 par rejet du gouvernement collaborateur de Quisling, ou encore les hiérarchies catholiques et protestantes des Pays-Bas en juillet 1942.
Dans la France du régime de Vichy, le loyalisme de l'épiscopat envers le régime réactionnaire du maréchal Pétain a fait taire bien des langues. Seuls cinq évêques sur plus d'une centaine ont publiquement protesté contre les rafles de l'été 1942, dont l'archevêque de Marseille Mgr Delay, le cardinal Gerlier, primat des Gaules, à Lyon, Mgr Moussaron à Albi, Mgr Pierre-Marie Théas à Montauban, et surtout Mgr Jules Saliège à Toulouse. Toutefois, la peur d'un conflit avec l'Église a joué son rôle dans la décision de Pierre Laval de diminuer les déportations à partir de l'automne 1942.
Dans le Reich, où le concordat de 1933, le patriotisme en pleine guerre et le respect de l'ordre établi lient les mains à l'épiscopat national, les mêmes personnalités qui avaient condamné en chaire l'extermination des handicapés mentaux, à l'image de Mgr Clement von Galen, n'ont pas eu un mot en public sur le sort des Juifs. Les prêtres, pasteurs ou évêques qui se sont engagés dans le secours aux Juifs voire dans la Résistance l'ont généralement fait de leur seule initiative et sans encouragement aucun de leur hiérarchie.
Le pape Pie XII était sans doute le chef d'État le mieux informé sur le génocide, grâce aux informations qui pouvaient remonter à Rome depuis de multiples paroisses et diocèses de toute l'Europe. Son silence officiel lui a toutefois été beaucoup reproché, surtout à partir des années 1960.
Les institutions religieuses de Rome ont abrité de nombreux Juifs, et le Saint-Siège, soutenue par l'épiscopat local, est intervenue par exemple pour obtenir l'arrêt des déportations dans la Slovaquie de Mgr Tiso, ou encore en Hongrie. Mais aucune protestation officielle ni aucune dénonciation publique claire du sort des Juifs n'a eu lieue, en dépit de l'immense prestige moral et diplomatique du Saint-Siège, et même lorsqu'une rafle eut lieu dans l'ancien ghetto de Rome « sous les fenêtres du pape » le 16 octobre 1943.
Nul historien n'a jamais soupçonné le Pape d'hostilité quelconque aux Juifs. Les raisons de son silence énigmatique semblent avoir été complexes, et restent difficile à cerner tant que toutes les archives vaticanes relatives à ce pontificat ne seront pas disponibles. Parmi les raisons les plus fréquemment avancées par les historiens figurent la sous-estimation du sort qui attendait les Juifs et le refus de faire de leur sort une question prioritaire (ce qui fut le cas de tous les dirigeants alliés ou clandestins de la Seconde Guerre mondiale), le choix par tempérament de la diplomatie sur la confrontation et sur la parole de dénonciation, la peur d'attirer des représailles sur une Église allemande qu'il connaissait bien comme ancien nonce à Berlin, la focalisation sur le danger d'expansion du communisme athée (même si le pape refusa toujours de soutenir la « croisade » nazie contre l'URSS), l'espérance (finalement illusoire) enfin de servir d'intermédiaire dans de futures négociations de paix entre Alliés et Axe. À cette heure, la polémique qui entoure le « silence de Pie XII » n'est toujours pas éteinte.
Les pays neutres
L'Espagne du dictateur Franco, allié non-belligérant de Hitler, a tantôt accepté tantôt refoulé les réfugiés juifs. En 1926, le dictateur Primo de Rivera avait annulé le décret d'expulsion de 1492 à l'origine de la diaspora séfarade, et restitué la nationalité espagnole aux descendants qui en faisaient la demande, sous condition qu'ils ne reviennent pas vivre dans la péninsule. Cette disposition a permis à certains Sépharades des pays occupés de survivre à la Shoah. Par ailleurs, des diplomates et consuls espagnols ont ponctuellement secouru des descendants de Juifs d'Espagne là où ils étaient en poste, même si aucun ordre ne leur a jamais été donné en ce sens depuis Madrid. De nombreux espagnols ne se rendaient pas compte qu'une grande partie des réfugiés traversant les Pyrénées étaient Juifs. Le nombre de Juifs ayant échappé au génocide en passant par l'Espagne à partir de 1940 est estimé entre 20 000 et 35 000.
Au Portugal, 40 000 Juifs étaient réfugiés dès 1940. Seuls 10 000 parviendront à partir en Amérique, les États-Unis se refusant à desserrer les quotas. A Bordeaux et Bayonne, pendant l'exode de juin 1940, le consul portugais Aristides de Sousa Mendes désobéit à son gouvernement en délivrant des milliers de visa transit à des réfugiés notamment juifs. Sa carrière fut aussitôt brisée, et le dictateur Salazar devait s'acharner sur lui et sur sa famille bien après la guerre, le contraignant à mourir dans la misère.
La Suisse affirmera pendant un demi-siècle avoir accueilli les réfugiés qu'elle pouvait et s'être tenue prête à se battre en cas d'invasion nazie. Mais les Helvètes ont dû faire face dans les années 1990 à la redécouverte d'une réalité historique en demi-teinte.
De fait, le pays n’a accueilli en réalité que 30 000 Juifs, dont 7 000 seulement avant la guerre, et il a refoulé en pleine guerre ceux qui cherchaient secours chez elle, notamment les Juifs non accompagnés de leurs enfants - c'est ainsi que les parents de Saul Friedländer furent refoulés à l'été 1942 : retombés aux mains du gouvernement de Vichy, ils périrent déportés en octobre. Les réfugiés juifs acceptés n'avaient pas le droit de travailler, et devaient vivre sur les taxes spéciales prélevées par la Confédération sur ses riches résidents juifs. Elle en refoula 20 000. Par contre, Carl Lutz, un diplomate suisse, délivra 50 000 certificats d'immigration permettant de mettre 50 000 Juifs sous la protection suisse à Budapest.
Les banques du pays ont aussi abrité et recyclé en connaissance de cause l’or pillé aux Juifs déportés, contribuant ainsi substantiellement à financer l’effort de guerre allemand. En revanche, contrairement à une légende, aucun train de déportés n'a transité par la Suisse.
La Suède a accueilli des milliers de réfugiés juifs et résistants, dont l'intégralité de la communauté danoise évacuée en septembre 1943, et plusieurs centaines de Juifs norvégiens. Toutefois, son gouvernement social-démocrate a continué jusqu'au bout à fournir le Reich en minerai de fer.
La Turquie n'a jamais connu de son histoire de persécution des Juifs en tant que juifs, et elle sera l'un des rares pays musulmans à reconnaître Israël dès sa fondation. Si des milliers de Juifs ont trouvé asile en Turquie avant et pendant la guerre — en particulier des universitaires et des artistes, qui participèrent de façon décisive à la modernisation de la Turquie —, et si des milliers d'autres ont immigré clandestinement en Palestine (les chiffres varient de 12 000 à 100 000), grâce à une action conjointe des autorités turques et des organisations sionistes, certains épisodes ont donné à des interprétations divergentes et à des polémiques. Ainsi, en février 1942, les 769 passagers roumains du Struma, qui espéraient passer en Palestine, périssent noyés dans la mer Noire lors du torpillage accidentel de leur navire par un sous-marin soviétique ; certains historiens font porter la responsabilité sur les autorités tant britanniques que turques, d'autres, essentiellement sur les autorités britanniques.
Le consul de Turquie à Rhodes, Selahattin Ülkümen (1914-2003), a été fait Juste parmi les nations. La Fondation Raoul-Wallenberg travaille depuis 2008 pour que soient reconnus d’autres diplomates turcs, notamment Behiç Erkin, ambassadeur à Paris et Necdet Kent, consul général à Marseille.
Le 11 novembre 1942, la Grande Assemblée nationale turque vota la création d’un impôt sur la fortune ; face à l’ampleur de la fraude, les inspecteurs réévaluèrent arbitrairement le montant à percevoir, de façon plus élevée pour les non-musulmans que pour les autres, et utilisèrent la contrainte par corps au cours de l’année 1943. Le 15 mars 1944, cet impôt fut abrogé, les sommes encore dues annulées et les derniers contribuables incarcérés remis en liberté.
Les communautés juives d'Amérique et de Palestine
En mars 1943, Stephan Wise, ami personnel du président Roosevelt qu’il tente régulièrement d’alerter sur le sort des Juifs, rassemble 75 000 manifestants à Madison Square Garden, à New York, contre le massacre en cours. Mais ce genre de démonstration reste exceptionnel pendant la guerre. Dans l'ensemble, la communauté juive américaine réputée si puissante n'a que peu poussé son gouvernement à agir en faveur des coreligionnaires d'Europe, par peur de favoriser une poussée d’antisémitisme aux États-Unis. Un des derniers messages du ghetto de Varsovie insurgé, en avril 1943, s'adresse aux Juifs d'Amérique pour déplorer le silence et la passivité dont ils ont fait preuve au moment de la mort de leurs frères d'Europe.
Dans son ouvrage Le Septième Million, paru en 1993 en Israël, l'historien Tom Seguev a montré que pour les dirigeants du Yichouv (la communauté juive de Palestine) et futurs fondateurs d'Israël, le sort des Juifs d'Europe n'avait constitué pendant la guerre qu'un problème secondaire. Les futurs fondateurs d'Israël, à commencer par David Ben Gourion, étaient plus soucieux de préparer l'après-guerre et la création de l'État juif, et se sentaient au demeurant impuissants à changer la situation en Europe. En 1944, le Congrès juif mondial a appelé à bombarder les chambres à gaz et les rails menant à Auschwitz, mais assez mollement, Chaim Weizmann se montrant favorables à la requête mais sans insister, et Ben Gourion hostile.
Sauvetages et Justes des nations
La tragédie des Juifs a été généralement proportionnelle à leur degré d’isolement dans la société.
Les populations face à la Shoah
À l’Est, ils ont d’autant plus presque tous péri qu’ils étaient abandonnés, ignorés ou méprisés par des populations largement antisémites. Par ailleurs, celles-ci étaient soumises elles-mêmes à une terreur de masse permanente qui mettait en danger de mort immédiat tout auteur d’un geste de compassion ainsi que sa propre famille. Des Polonais ou des Ukrainiens furent sauvagement suppliciés en public pour avoir donné un morceau de pain ou un asile à des Juifs, des familles entières pendues, fusillées ou déportées pour leur être venues en aide. Mais malgré le contentieux antisémite et la terreur nazie, la Pologne compte aussi plus de 5 000 Justes des nations reconnus à cette heure par Yad Vashem, soit le plus grand nombre en Europe.
En Allemagne, les dénégations d'après-guerre (« Nous ne savions pas ») ne recouvrent pas la réalité historique : lettres du front, journaux intimes, rapports de police (sans oublier en 1945 le spectacle des marches de la mort), permettent d'établir qu'entre la moitié et les deux tiers de la population adulte du Reich ont su que les Juifs étaient non seulement déportés mais exterminés, même si les modalités précises de la mise à mort étaient plus rarement connus, et même si beaucoup ont préféré détourner les yeux par indifférence, par peur, par conformisme, par incrédulité ou par intérêt.
La résistance allemande au nazisme n'a pas toujours perçu l'antisémitisme comme une question centrale, et certains conjurés du complot du 20 juillet 1944 contre Adolf Hitler restaient convaincus de l'existence d'une « question juive » voire de la nécessité d'une législation restreignant « l'influence juive ». Mais le programme des comploteurs prévoyait explicitement l'arrêt des persécutions et la restitution des biens volés, et l'échec de la tentative pour renverser Hitler a bien empêché l'arrêt immédiat de la Shoah.
Dans le Reich, des individualités courageuses ont fait preuve de compassion, comme Mgr Lichtenberg, mort déporté pour avoir prié à Berlin pour les Juifs. En 1943, dans la Rosenstrasse à Berlin, des conjointes de Juifs manifestent avec succès pour obtenir la libération de leurs maris, un épisode resté toutefois exceptionnel. Malgré les risques et la surveillance totalitaire de la Gestapo, quelques rares milliers de Juifs ont réussi à survivre clandestinement dans les villes allemandes jusqu'à la fin (surnommés les U-Boat ou « sous-marins ») grâce à l'aide d'Allemands « aryens » dévoués.
Aux Pays-Bas, pays sans tradition antisémite, une grève générale de solidarité paralyse Amsterdam pour plusieurs jours lorsqu’en février 1941, les Allemands déportent 365 Juifs à Mauthausen et Buchenwald. Cette première grève antiraciste de l’Histoire échoue à sauver les victimes, mais manifeste un refus collectif de la persécution peu fréquent dans l’Europe du temps. La Résistance locale et de nombreux individus viendront en aide à des Israélites, sans toutefois empêcher la mort de 80 % de la communauté.
Contrairement à une idée reçue, ce bilan d’échec n’est pas dû à l’absence de montagnes et de forêts pour cacher les persécutés hollandais. En effet, des centaines de milliers de résistants, de réfractaires au STO et de Juifs ont réussi à se cacher dans les villes jusqu’en 1945. Le problème a surtout tenu dans la division traditionnelle de la société néerlandaise en communautés politiques et religieuses très cloisonnées (la « pilarisation », c'est-à-dire les piliers) : sans relations suffisantes en dehors de leur propre communauté, ghettoïsée puis anéantie, les Juifs hollandais ne pouvaient espérer trouver d’aide extérieure salvatrice.
En France et en Belgique, la mise en œuvre de la Shoah prend une dimension éminemment xénophobe, car le régime de Vichy apporte l'aide de sa police à la déportation de Juifs étrangers, en croyant à tort que les Allemands épargneront ainsi les Juifs français (alors même qu’ils n’avaient jamais reçu la moindre promesse ne serait-ce que verbale en ce sens). En Belgique, où la très grande majorité des Juifs n'a pas la nationalité belge, les Allemands ont l’habileté d’exempter les Juifs de nationalité belge des premières déportations. De ce fait, l’administration ne protestera pas, et les seules interventions tardives, comme celles de la reine-mère Élisabeth, ne concerneront que les Juifs belges. 44 % des Juifs du royaume trouveront la mort.
Toutefois, la Belgique compte aussi plus de 1 500 Justes. Et dans l’Hexagone, la mobilisation de nombreux inconnus, d’hommes d’Église, de couvents, de filières de résistance ou de réseaux de solidarité (tout comme le relatif désintérêt des Allemands pour la France en tant que pays de déportation) a permis aux trois quarts des Juifs de France de voir la fin de la guerre, une proportion exceptionnelle en Occident.