LES RÉSISTANTS AUX ÉTOILES
Dans les semaines qui précèdent les grandes rafles des familles juives à l’été 1942, des jeunes gens, à Paris et en province, choisissent de manifester de façon non-violente et symbolique contre les décisions iniques de l’occupant. Ils portent volontairement l’étoile jaune par solidarité avec les Juifs, à qui les nazis et les autorités de Vichy ont imposé le port de l’insigne. Cet acte d’opposition, longtemps méconnu, sort peu à peu de l’oubli.
Contrôle d’identité dans le métro de Paris pendant l’occupation allemande en 1942
À l’été de 1942, un symbole frappant de l’antisémitisme et du nazisme apparut dans les rues de Paris : l’étoile jaune. En effet, à partir du 7 juin, en application de la huitième ordonnance allemande publiée le 29 mai 1942, tous les Juifs âgés de plus de six ans, en zone occupée, furent astreints au port d’une étoile jaune sur laquelle figurait la mention (Juif). Toute omission entraînait de sévères punitions. (Disposition pénales de la huitième ordonnance : emprisonnement, amende voire internement dans un camp «camp de juifs».)
L’étoile jaune non seulement stigmatisait les Juifs, mais elle les excluait au quotidien, des autres Français, que ce soit à l’école, dans leur travail et dans leurs relations personnelles. Les historiens qui étudient la période de l’Occupation et la persécution des Juifs ont souvent eu tendance à privilégier les actions de résistance violente ou armée au détriment de la résistance civile. L’attitude de quelques parisiens non juifs, qui réprouvant la nouvelle législation antisémite, prirent l’initiative de porter eux-mêmes l’étoile jaune.
Étoile jaune cousue sur une veste en 1942
Sur le moment, leur attitude, courageuse, n’inquiéta pas outre mesure les autorités allemandes. Cependant, il est évident que par cette attitude, ils signifiaient leur opposition à l’occupant. Dès juillet 1940, l’État français promulgua des mesures d’exclusion vis-à-vis de groupes (étrangers, juifs) qui considérait comme en dehors de la nation. Ainsi le 22 juillet fut mise en place une commission de révision des naturalisations attribuées depuis 1927. Entre 1940 à 1944, cette commission déchut 15 000 personnes dont 6 000 juifs de la nationalité françaises. Or les cent premiers jours de Vichy se déroulèrent hors de l’influence directe des Allemands.
Bande de tissu imposée par l’occupant et portée par Lucienne Léontine Artige la caserne des Tourelles Paris en juillet 1942
Cette période caractérise l’antisémitisme propre à ce régime. Les dignitaires de Vichy proclamèrent leurs initiatives législatives représentaient leur forme d’autodéfense, assimilable à une stratégie de maintien de l’autorité de l’État évitant une intervention allemande. En réalité, beaucoup de ces mesures antisémites relevaient de la seule volonté de Vichy. Le 29 mai 1942, les Allemands décrétèrent que la préfecture ou les commissariats, dans leur circonscription respective, seraient chargés de distribuer les étoiles aux Juifs. Ceux qui contreviendraient à cette obligation seraient envoyés en camps d’internement. Karl Oberg, chef de la SS avait anticipé les manifestations de solidarité de la part de non juifs et en prévoyait la répression. Des circulaires de la Préfecture de police précisaient que les autorités d’occupation ne toléreraient «aucun témoignage ou manifestation de quelque nature que de soit en faveur des Juifs et ordonnaient à la police d’intervenir en cas d’infraction.
Victor Fajnzilber, mutilé de la Grande Guerre et ses deux enfants en 1942
Vous procéderez à l’arrestation de toute personne juive ou aryenne, qui par son attitude, manifestera son hostilité au port de l’insigne. Dans un rapport de police du 5 juin 1942, il est mentionné que la communauté juive ne marqua pas d’opposition à cette nouvelle législation. Toutefois, des parisiens non juifs se montrèrent choqués et désorientés. Le rapport souligne par ailleurs que la population «comprend mal » l’ordonnance et quelle risque d’être influencée par les protestataires. Plusieurs fichiers, conservés par les archives de la Préfecture de police relatent l’interpellation de plusieurs d’entre-eux. Il s’agit souvent de conjoints ou d’amis de Juifs qui, par solidarité et en opposition aux Allemands, portèrent l’étoile jaune. Les cinquante-sept cas sont significatifs et correspondent à une forme avérée de résistance non-violente. Un rapport mentionne que certains Parisiens, majoritairement étudiants avaient prévu d’exprimer leur rejet des lois antisémites en portant une étoile jaune avec le nom de leur province d’origine tel que « Bretagne ou «Normandie» en remplacement du qualificatif «Juif». Il indique également que des non juifs communismes avaient envisagé de porter l’étoile jaune, et entendaient profiter de l’agitation pour promouvoir leur cause. Passibles d’arrestations, les non juifs qui arboraient l’étoile jaune, souvent confectionnée par leurs soins, accomplirent délibérément un geste politique.
Certains s’étaient montrés inventifs remplaçant «Juif» par un autre terme :
Leur nom, leur commune de naissance ou une autre religion. Jeanne-Marie Prennec, une gouvernante de 32 ans, fut interpellée le 7 juin au carrefour Strasbourg Saint-Denis pour avoir porté une étoile jaune à ses initiales «JP». Ce même jour, Henri Muratet, architecte, marié et père de famille de trois enfants, qui portait une étoile avec la mention « Auvergnat», fut arrêté lors d’une altercation avec un autre passant non juif. Léonard Beynat, selon le témoignage de ce dernier, Muratet s’était approché de lui alors qu'’il mangeait des cerises avec deux amis et lui avait déclaré : même les juifs ont le droit de manger des cerises». Beynat lui offrit alors son panier mais le critiqua pour le port de l’étoile et le mit en garde contre les problèmes auxquels il s’exposait s’il persistait à la porter. Muratet répondit : « Lorsqu’on proteste contre quelque chose, on en assume les risques».
Gabriel Rassial et Roger Teycherie, non juifs, portant l’étoile jaune par solidarité sur laquelle est inscrit le mot (Breton), en juin 1942.
La discussion s’envenima et s’acheva par des coups. Marie Lang âgée de 28 ans, vendeuse de journaux et non juive, fut arrêtée pour avoir fixé l’étoile jaune sur le collier de son chien. D’autres personnes non juives, elles aussi, lancèrent des actions plus directes contre l’occupant et la législation antisémite. Ainsi une jeune peintre, Madeleine Eugénie Bonnaire, attacha à son manteau une étoile jaune marquée du mot »Juif». Elle fut arrêtée pour cet acte mais aussi pour son attitude agressive envers un groupe de soldats allemands ; l’un d’eux la conduisit au poste de police. Henri Plard, étudiant, portait quant à lui sur sa chemise un morceau de papier jaune, lors de son interrogatoire, il expliqua qu’il protestait contre la législation antisémite. Un autre cas, Lazare Villeneuve, 23 ans fut arrêté parce qu'il avait simplement voulu s’amuser en empruntant à sa femme, Chana Guini, qui était juive, l’étoile qui lui avait été attribuée .Bien qu'’il ait tenté de minimiser ses intentions, il était évident que son comportement représentait une forme de solidarité et de soutien à son épouse. De même, d’autres non juifs protestèrent contre l’application des lois anti-juives. Michel Rebora, un étudiant de 17 ans fut arrêté pour avoir porté l’étoile jaune alors qu'’il était en compagnie d’un ami juif, Georges Svartz arrêté en même temps que lui. Bien que Rebora n’ait pas vraiment expliqué son geste, il est clair qu'’il avait agi par solidarité envers son ami. D’autres personnes contestèrent cette politique antisémite en s’attachant au caractère religieux de la discrimination. Ainsi un employé de bureau de 20 ans, Michel Ravet, fut arrêté avec une étoile jaune revêtue du mot «Goy» (qui appartient à la religion juive), Marie Antoinette Ginette Planeix, étudiante non juive de 22 ans, avait écrit sur l’étoile jaune qu'’elle portait les initiales «JNRJ» pour «Jésus de Nazareth».
Solange de Lipkowski, étudiante de 18 ans, portait, quant à elle, un insigne circulaire marqué du mot «Bouddhiste». Interrogée, elle déclara que c’était une plaisanterie. Josèphe Cardin, jeune étudiante non juive fut arrêtée elle aussi pour le port d’une étoile jaune : sur sa ceinture était disposées huit petites étoiles qui portaient chacune une lettre et formaient le mot «victoire». Elle déclara qu'’elle avait reçu l’étoile d’une amie juive et qu'’elle protestait ainsi contre la législation antisémite.
Texte de la 8e ordonnance parue dans le journal Le Matin, 1er juin 1942
En dépit des réponses apportées par les personnes interrogées, leur action reflétait, clairement une opposition à l’antisémitisme officiel. Il faut souligner cependant que certains protestataires qui critiquaient la huitième ordonnance demeuraient fidèles à Pétain.
Les Parisiens qui s’opposèrent à l’antisémitisme imposé par l’occupant le firent de manière pacifique; cette attitude courageuse, au quotidien, a cependant été longtemps négligée dans les nombreuses études sur la persécution des juifs pendant l’Occupation, même si depuis des historiens s’intéressent `cette question. Parmi les protestataires comme Josèphe Cardin exprimaient clairement leur motivation, une grande majorité déclaraient surtout vouloir plaisanter : La plupart d’entre-eux étaient jeunes, sans doute incapable d’expliquer la nature politique de leur acte et effrayés par les risques encouru.
Plusieurs d’entre-eux furent internés au camp de Drancy. C’est dans ce même camp que, le 16 juin 1942m à l’initiative de M. Kohn, des détenus juifs organisèrent un déjeuner en l’honneur des «amis des juifs» qui avaient porté l’étoile jaune.
Simon Grinbeau, le 14 juin 1942 portant l’étoile jaune
Ce mouvement de protestation révèle d’une certaine façon la «zone grise» qui se situe entre la résistance active et la collaboration. Il illustre la manière dont certains Parisiens perçurent l’évolution de leur environnement politique et comment ils y réagirent. Bien qu'’ils n’aient pas résisté activement aux lois anti juives, ils ne les ont pas soutenues pour autant; au contraire, certains ont manifesté leur désapprobation aux autorités et à la police. Par leur geste, ces opposants au port de l’étoile jaune méritent bien de figurer dans l’écriture de cette page de l’histoire.