L'occupation italienne
En novembre 1942, pour l’Italie fasciste en recul sur bien des fronts, notamment en Afrique, occuper une zone en France est une opportunité à saisir. Après le débarquement anglo-américain en Afrique du 8 au 11 novembre, les troupes allemandes ont passé la ligne de démarcation. L’Italie en profite pour appliquer les accords de juin 1940, qui lui attribuaient le contrôle de la région à l’est du Rhône, à l’exception notable de Lyon et Marseille. En Isère, les Allemands s’installent aussi à Vienne et dans la banlieue est de Lyon pour contrôler le trafic de la vallée du Rhône.
Des autorités italiennes étaient toutefois déjà présentes dans ces zones depuis 1940, à travers des organismes de la Commission italienne d’armistice avec la France, (CIAF) qui contrôlent notamment les industries de guerre. Assez discrètes, après les premières réquisitions de véhicules, camions et cars, à l’été 1940, elles ont toutefois acquis une bonne connaissance de ces régions. L’occupation italienne, à partir de novembre 1942, ne constitue pas forcément une rupture totale, mais plutôt un renforcement de ce contrôle.
Maurizio Lazzaro de Castiglioni.
Vichy qui conduit à la dissolution de l’armée d’armistice. Beaucoup voudraient en découdre, face à des Italiens, qui, rappelons-le, n’ont pas été vainqueurs en 1940. Sans doute renseignés sur cette atmosphère par leurs agents de la Casa d’Italia, les Italiens font preuve de discrétion, se comportant sans forfanterie. Après les nombreux transits de novembre, la présence italienne à Grenoble se limite à un millier d’hommes qui s’ajoutent à l’état-major de la division Pusteria. Ailleurs dans le département, seuls quelques postes de douane au contact de la zone allemande témoignent d’une présence permanente. Les témoignages évoquent des circulations d’Italiens, mais peu de présence en dehors de Grenoble.
Hôtel Gambetta, Grenoble, 1943. Siège de l'état-major de la division Pusteria.
Une occupation peu répressive, un contrôle accru. Dès le début, le général italien assurait au préfet que “la présence de mes troupes dans le département ne veut pas avoir un caractère inamical envers les autorités et la population française”, et que les soldats italiens ne se livreraient pas à des perquisitions ou à des réquisitions. Mais ces discours allaient bientôt contraster avec le réel, celui des “droits de la puissance occupante”.
La fin de 1942 et le début de 1943 voient incontestablement un durcissement, avec, de la part des autorités italiennes, la volonté de tout contrôler, notamment les relations entre les administrations locales et les services centraux : postes, gare, police, dont les opérations d’envergure sont soumises à autorisation. En janvier, le général de Castiglioni demande la traduction du courrier et des télégrammes officiels chiffrés qui entrent et sortent de la préfecture, ce que le préfet refuse.
Grenoble, la Bastille, 1943. Soldats italiens.
L’Italie, peu à peu, affirme sa présence et son autorité, en supplantant les autorités françaises par un contrôle tatillon, sans spoliations toutefois. Il n’y a pas eu d’exploitation économique organisée de la zone occupée, seulement quelques réquisitions justifiées par les occupants pour résoudre des problèmes de transport. Le politique, voire le symbolique, prime sur l’économique. Cet aspect compte sans doute dans l’explication de la politique de protection des Juifs qui ne seront plus déportés pendant l’occupation italienne.
Vérifié dans d’autres pays soumis à leur présence et qui peut aussi s’interpréter comme une volonté de s’imposer aux autorités françaises.
Sans conteste, c’est l’aspect militaire qui préoccupe le plus les Italiens. Leur action préventive consiste à rechercher de dépôts d’armes en montagne. En effet, l’armée d’armistice, représentée à Grenoble par le 6e bataillon de Chasseurs alpins, avait caché des armes dès 1940, dans l’hypothèse d’une revanche possible à laquelle de nombreux officiers croyaient fort. Des armes lourdes, et même des véhicules, avaient été dissimulées en forêt ou dans des carrières. Beaucoup avaient été découverts par la gendarmerie alertée par des paysans craintifs. Un deuxième camouflage avait eu lieu en novembre 1942, juste avant la dissolution de ladite armée. Retrouver ces armes est un souci commun aux Italiens et à Vichy. C’est pourquoi la gendarmerie et l’armée italienne mènent en 1943 une douzaine d’opérations communes. À peu près autant d’opérations spécifiquement italiennes donnent des résultats mitigés. Ils trouvent du matériel roulant, mais peu d’armes (sauf dans une cimenterie aux Saillant-du-Gua).
Grenoble, parc Philippeville, octobre 1940. Officiers italiens de la commission d'armistice.
La recherche de maquisards est l’oeuvre de l’OVRA, la police politique. Elle aussi relève de la prévention, pour éviter que les réfractaires au travail en Allemagne, devenus clandestins, ne deviennent des maquisards, des “bandes armées”. Les Italiens ont une ligne de conduite : les réfractaires arrêtés non armés sont remis à la gendarmerie. Quand ils sont armés, ils sont jugés à Breil (Alpes-Maritimes) et emprisonnés à Fossano. Au total, on comptera en Isère une exécution et cinquante-deux emprisonnements en Italie. On est loin du bilan de la répression allemande à venir.
Les Isèrois d’origine italienne ont plutôt joué un rôle de tampon entre l’armée d’occupation et le reste de la population locale. Les cafés, lieux de sociabilité, sont les lieux de rencontre des trois catégories.
Côté français, l’Occupation marque un net retour de l’italophobie ; l’administration résistant du mieux qu’elle peut aux demandes italiennes, même si elle finit presque toujours par céder, l’exemple venant d’ailleurs de Vichy. L’italophobie populaire est plus inquiétante pour l’occupant, car source d’incidents possibles. Avérée en 1940, plutôt éteinte en 1941, elle ne prend que des formes symboliques à l’arrivée des Italiens. Elle est pourtant relancée au printemps 1943, quand l’occupation italienne se durcit. Elle se traduit par des délits mineurs contre des soldats en permission dans des cafés, mais prend davantage pour cible des civils, ressortissants italiens fascistes avérés : une dizaine d’attentats (incendies ou attaques à la grenade) prennent pour cible des cafés “pro-fascistes”, mais aucun n’est meurtrier.
Grenoble, 1943. Soldat italien.
Ambiguë : en 1942, la lutte contre les Italiens n’apparait pas comme une priorité. Les Italiens, ne se rendant pas coupables de spoliations et préférant une occupation “tranquille” dans un premier temps, ne font pas l’objet d’actes de résistance armée, comme si la Résistance était consciente que le vrai ennemi n’était pas italien. C’est le relatif durcissement italien, mais sans doute aussi l’évolution de la situation, après Stalingrad, qui pousse la Résistance à l’action. Elle prend la forme de trois attentats, qui ne tueront aucun Italien.
Italiens et Allemands
Les enquêtes d’opinion de la police confirment les témoignages : la population méprise les Italiens, mais hait les Allemands. Jamais les forces de l’Axe ne sont considérées comme un bloc homogène, ce que les Italiens veulent d’ailleurs éviter. Les Allemands se méfient des Italiens considérés comme des alliés non fiables, ainsi que le prouve la politique italienne envers les Juifs, que dénonce Klaus Barbie. L’armée italienne est elle-même traversée par le doute : dès décembre 1942, un journal clandestin du Comité d’Action du Peuple Italien est diffusé chez les militaires pour les appeler à la désertion et à combattre l’Allemagne nazie. La pression allemande sur son allié italien devient de plus en plus évidente au cours de l’été 1943, après la première chute de Mussolini. On voit ainsi les italiens, conscients de la rupture à venir, construire des sortes de fortifications à l’ouest de la zone, rapatrier leur matériel près de la frontière, tandis que la Gestapo multiplie ses interventions dans la zone italienne à la recherche de résistants.
Grenoble, angle de l'avenue Félix-Viallet et du boulevard Edouard-Rey, septembre 1943. Soldats italiens, prisonniers des Allemands à la suite de l'armistice Badoglio.
Le 8 septembre 1943, l’armistice que Badoglio signe avec les Alliés achève de renverser l’alliance. La rupture entre les alliés de l’Axe ne s’est pas faite en douceur : des combats ont opposé toute la nuit du 8 au 9 septembre les troupes allemandes et italiennes. On a parlé de plusieurs dizaines de morts, information difficilement vérifiable. En revanche, 70 blessés italiens ont bien été enregistrés à l’hôpital de La Tronche les jours suivants. La plupart se sont enfuis courant octobre, avec la complicité active de civils italiens et du personnel de l’hôpital.
De très nombreux soldats italiens ont pu rejoindre la mère-patrie, dans le plus grand désordre, sans consignes ni encadrement, grâce précisément à ces Italiens qui les ont cachés les premiers jours, leur ont fourni nourriture et vêtements civils pour échapper aux Allemands. Des maquisards français les ont aidés aussi à trouver les chemins et à passer les cols. Certains sont restés et ont combattu dans les maquis par la suite, formant même un “Comité de libération nationale italien” à Grenoble, à l’automne 1944.